C’est une nouvelle affaire de censure polémique qui touche le réseau social. Facebook a interdit la publication de la célèbre et historique photographie de « la petite fille au napalm » sur le compte du Premier ministre de Norvège et du quotidien Aftenposten.

La photographie que nous reproduisons ci-dessous, parfois appelée « la petite fille au napalm », est l’une les photographies les plus célèbres au monde, et certainement la photographie la plus emblématique de la guerre du Vietnam. Elle a été prise par le photographe Nick Ut le 8 juin 1972, après une attaque au napalm, et montre des enfants hurlant de douleur, dont une jeune fille nue souffrant de graves brûlures. Avant de publier la photo, le photographe avait emmené la jeune fille à l’hôpital pour la faire soigner et ainsi lui sauver la vie.

Couvrant la guerre du Vietnam pour l’Associated Press, Nick Ut, de son vrai nom Nick Ut Cong Huynh, a reçu pour cette photo le World Press Photo of the Year en 1972, et surtout le prestigieux Prix Pulitzer de la photographie d’actualité en 1973.

napalm

À l’époque, c’est le photographe de guerre Horst Faas qui avait dû batailler pour que la photographie passe au travers de la censure des autorités américaines, puis celle sur les photos représentant la nudité enfantine. Sa publication avait rapidement fait le tour du monde, et choqué toutes les personnes qui l’ont découverte. À ce titre, elle a participé à la prise de conscience de l’atrocité de cette guerre qui n’en finissait plus. Depuis, elle est devenue emblématique à la fois de la guerre du Vietnam, mais également de l’absurdité des guerres et du destin dramatique de ses victimes civiles. C’est ainsi qu’on la retrouve régulièrement dans toutes les publications relatives à l’histoire, où elle fait figure de symbole. Elle appartient au patrimoine de l’humanité.

Censurée par Facebook

Voici que « la petite fille au napalm » revient sur le devant de l’actualité, pour une problématique sans lien avec son rôle dans l’histoire, et dans un autre contexte qui en dit long sur l’évolution de notre société.

Le journaliste Tom Egeland réalise un reportage sur les 7 photos qui ont changé le cours de la guerre. Évidemment « la petite fille au napalm » en fait partie. Il publie son article sur Facebook… et le réseau social le censure !

Le premier quotidien norvégien Aftenposten publie également l’article de Tom Egeland sur sa page Facebook. Ce dernier lui demande de supprimer, ou à défaut de pixelliser la photo. La demande rappelle que les parties génitales, les fesses ou les poitrines féminines totalement dénudées sont proscrites sur le site. Avant même que son rédacteur en chef Espen Egil Hanssen ne réponde, l’article est de nouveau censuré.

Dernier intervenant dans cette triste histoire, Erna Solberg, Premier ministre de Norvège, par solidarité avec l’Aftenposten publie la photo sur son profil. De nouveau la photo est censurée. Elle est sur son site aujourd’hui, mais un grossier rectangle noir recouvre la jeune fille, montrant l’absurdité de la démarche de Facebook.

Depuis l’affaire fait le tour de la toile…

Il y a plusieurs niveaux de lecture de cette affaire. Le premier est d’ordre technique : les robots et algorithmes de Facebook ont la capacité de repérer et de censurer les images de nudité. C’est une prouesse technique qu’il faut souligner. Sauf que le système n’est capable ni de discerner une photo culturelle (ici de guerre) d’une photo de nudité, et encore moins de discerner une œuvre reconnue, qui plus est un prix Pulitzer, d’une vulgaire photographie.

C’est ainsi que le second niveau de lecture pose un véritable problème de société : la censure de « la petite fille au napalm » est un acte effrayant, car son auteur (Facebook) s’arroge le droit d’être le censeur du monde. Comme le souligne de rédacteur en chef de l’Aftenposten, « le média le plus puissant du monde est en train de limiter la liberté au lieu d’essayer de l’étendre, et ce de manière autoritaire ».

Un troisième niveau de lecture s’impose : depuis son origine, nous assistons à une escalade dans cette affaire. Qui aboutit à une situation d’une grande gravité. Une société technologique américaine a censuré un chef d’État étranger, une communication d’un gouvernement souverain sur un sol étranger !

Facebook argumente…

Facebook a argumenté que, malgré le statut de l’image, à la fois image historique emblématique qui a changé le cours de la guerre du Vietnam et récipiendaire du prix Pulitzer, le fait qu’il dépeint la nudité l’emportait sur tout autre considération. Interrogé par The Guardian, il a déclaré : « Nous reconnaissons que cette photo est emblématique, il est difficile de créer une distinction entre permettre une photographie d’un enfant nu dans un cas et pas dans d’autres. Nous essayons de trouver le juste équilibre entre permettre aux gens de s’exprimer, tout en maintenant une expérience sûre et respectueuse de notre communauté mondiale ».

Devant le tollé international soulevé par cette affaire, et en la matière l’Internet est un incroyable support, Facebook a finalement reculé et a indiqué qu’il retirera la photo de sa liste noire. Elle pourra être republiée prochainement...

« Après avoir entendu notre communauté, nous avons examiné de nouveau la façon dont nos normes communautaires ont été appliquées dans ce cas. Une image d’un enfant nu serait normalement présumée violer nos normes communautaires, et dans certains pays pourrait même être qualifiée de pornographie juvénile. Dans ce cas, nous reconnaissons l’histoire et de l’importance mondiale de cette image dans la documentation d’un moment particulier dans le temps. En raison de son statut d’image iconique d’une importance historique, la valeur de permettre le partage l’emporte sur la valeur de la protection de la communauté par l’enlèvement, nous avons donc décidé de rétablir l’image sur Facebook où nous sommes conscients qu’elle a été retirée. Nous allons également adapter nos mécanismes d’examen pour permettre le partage de l’image à l’avenir. Il faudra un certain temps pour régler ces systèmes, mais la photo devrait être disponible pour le partage dans les prochains jours. Nous cherchons toujours à améliorer nos politiques pour nous assurer qu’elles favorisent à la fois la liberté d’expression et de garder notre communauté en toute sécurité, et nous engagerons avec les éditeurs et les autres membres de la communauté mondiale sur ces questions importantes à l’avenir. »

Facebook supérieur aux souverainetés nationales !

Aucune référence dans le discours de Facebook à la violation du droit norvégien, seul habilité à juger de l’illégalité des publications de ses médias sur son sol. À ce pouvoir politique reconnu aux nations, Facebook oppose la notion de ‘communauté mondiale’ pour justifier de ses ‘normes communautaires’. À lire le discours du réseau, les normes d’un groupe privé seraient supérieures à la souveraineté nationale ! Et qu’adviendra-t-il dans ces conditions des photographies ou images culturelles qui par exemple affichent les seins nus de femmes africaines ou d’Amérique centrale dont c’est le mode de vie ? Ou encore des œuvres d’art qui dans les musées du monde entier et depuis l’antiquité affichent des parties anatomiques du corps humain censurées par les ‘normes’ de Facebook ? Le réseau répond que sa décision (censure) dépend du contexte… Mais ce n’est pas la première fois qu’il est pris en défaut !

L’affaire de « la petite fille au napalm » n’est en effet pas la première à pointer du doigt les pratiques de Facebook et plus généralement des réseaux sociaux. Facebook va-t-il changer sa position ou conservera-t-il son attitude supérieure ? Dans le cas de la photographie, il a inversé sa position. Mais il a également indiqué que cela s’applique ici uniquement à la présente photographie et ne constitue pas une inversion de sa politique de censure à l’égard des nouvelles images en général. Même s’il a l’intention d’engager un dialogue plus large avec la communauté journalistique… Fâcher les politiques n’est pas toujours bon, mais Facebook continue de les ignorer. Même couvert par l’administration américaine, qui adopte parfois une attitude pour le moins ambiguë, il lui faudra en assumer les conséquences. Le plus gros danger étant qu’un groupuscule américain, tout premier réseau social mondial qu’il soit, s’arroge le droit de penser pour nous et de nous imposer sa culture et ses règles, même si c’est pour notre bien !

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